Réécrire le passé dans un souffle de « si » – Auto-Uchronia ou Fugue en ZUT mineur, de Francis Berthelot

Avertissement


Né en 1946, réprimé par une société homophobe, piégé dans des études scientifiques, polytechnicien, docteur en biochimie, Francis Berthelot n’a eu de cesse de briser ce multiple carcan. A soixante-quinze ans, il décide d’appliquer à sa jeunesse le principe de l’uchronie : changer un événement du passé pour écrire une Histoire différente. Au lieu de refuser l’offre que lui fit un inconnu en avril 1965, il imagine ce qu’aurait été sa vie s’il l’avait acceptée. D’où cette Auto-Uchronia en deux parties : la première allant de sa naissance à la veille du jour fatal, récit authentique semé de vrais fantasmes ; la deuxième allant du printemps à l’automne 1965, pur mensonge taquinant parfois la vérité.

Ce que j’en pense

Par où commencer ?
Quand on est un auteur queer (ou de toute autre groupe social discriminé je suppose) la rencontre avec son premier auteur miroir me semble revêtir une couleur particulière. Les auteurs miroirs, quand on est soi-même auteur, ce sont les gens qui ont couché sur papier des choses que vous ressentiez déjà au plus profond de vous-mêmes, sans y être arrivé, ou sans avoir osé le tenter. Mais eux l’ont fait. Il y a quelque chose, peut-être d’un peu ténu (surtout quand on rencontre un auteur miroir avant d’avoir fait le tour de sa propre identité) qui appelle au cœur et à l’âme.
Quand j’étais jeune dans l’écriture mais moins jeune dans le lectorat, j’ai eu des presque, des à peu près, des « c’est ça mais pas vraiment », et puis un jour j’ai lu Hadès Palace. J’avoue en garder un souvenir confus, car à l’poque, bien des thèmes de ce roman spoilaient allègrement des pans entiers d’une identité après laquelle je courrais.
J’ai continué à écrire et à me chercher, pendant plus de vingt ans et aujourd’hui, en allant visiter une amie aux Mots à la Bouche, je vois le dernier écrit de Francis Berthelot qui m’attend. Il est là, il était là pour moi (pas vraiment, bien sûr, mais l’auteur a ce pouvoir d’utiliser les mots comme il le souhaite, et de recréer le passé à son goût et dans sa propre vision)
Deux heures plus tard dans le train qui me ramène à Strasbourg, je lis Auto-Uchronia ou Fugue en ZUT mineur en (presque) une seule traite (je finis les quelques dernières pages une fois rentré chez moi)

« Un poète – surtout homo – ne devient jamais adulte ! »

Le pré requis du livre est simple tout en étant, de mon point de vue, vertigineux : une autobiographie puis un point, un choix, qui transforme le passé en uchronie, ce « et si » qui accompagne les soirées dépressives quand on passe la crise de la quarantaine, puis de la cinquantaine, etc, etc, etc.
Et si j’avais fait ça ?
Et si j’avais accepté d’aller en école d’art ? Et si j’avais tout de suite parlé de « ça » ? Et si j’avais fait mon coming-out ? Et si j’étais parti ?
S’arracher à son cadre familial, celui qui vous suit et vous protège, ou dont vous pensez qu’il vous protège, demande un courage fou. Et nous ne l’avons pas. Les regrets s’accumulent et le futur nous parait inévitable, ni si sombre, ni si joyeux, mais invariablement grisâtre. Parce qu’on a fait des choix d’adulte, ce dont on essaie tant bien que mal de se convaincre. Parce que nos parents mettaient tellement d’espoir en nous qu’il ne fallait surtout, surtout pas les décevoir.
Parce que c’est comme ça.
Et si ?
Et si on avait pris le risque d’être égoïste juste une fois ?
Et de ne pas attendre quarante ans pour le faire ? Pour se convaincre d’en avoir le droit ?

Je n’ai clairement pas vécu ce que Francis Berthelot a vécu : pas la même génération, pas le même milieu social, pas la même ville, pas les mêmes questionnements identitaires.
Mais je ressens profondément ce « et si ». Cette reconstruction du passé qui empêche, les soirs de déprime, de sauter par la fenêtre.
Mais au fil de ma lecture, alors que la partie uchronique me tenait en haleine, parce que j’attendais presque qu’il y arrive quelque chose de mal, de dramatique, parce que c’est bien entendu ce qu’on attend de nos parcours, mêmes fantasmés, alors que j’étais si perplexe malgré ma gourmandise de lecture, j’ai attendu la toute dernière phrase du texte pour m’en rendre compte.

Le « et si » n’est pas un regret.

Le « et si » est une façon de voir que l’on est encore vivant et que l’adulterie ne nous broiera jamais.

Et qu’on lui dit merde (ou zut)

Fiche technique

Editions Dystopia
240 pages.
Sorti en octobre 2023.

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